L’ensemble de la réunion, et ce dès le tour de table initial, a mis en exergue une série de cas, qu’il ne m’a pas paru inutile de rapporter de façon aussi détaillée que mes notes le permettaient. Ces cas illustraient différents thèmes, qui ont été listés en fin de réunion (la liste est reproduite à la fin du compte rendu). Le traitement possible de ces cas et de ces thèmes a fait apparaître des problèmes de visée et de méthode (exhaustivité ou non ? cartographie ou non, et à quelle échelle ? érudition ou non ?). Il semble que l’état d’esprit, plus ou moins explicité, qui a finalement prévalu, pourrait approximativement se décrire ainsi : donnons-nous pour objectif d’étudier des cas, avec toute l’érudition nécessaire, en produisant des cartes si le cas l’impose ; étant entendu que ces cas auront d’abord l’intérêt d’illustrer des thèmes. Et c’est à mesure que nous traiterons ces cas illustrateurs de thèmes, que nous pourrons évaluer le degré d’exhaustivité – thématique et géographie – auquel nous pourrons finalement prétendre.
Frontières absurdes ?
Si nul ne nie qu’il faille rompre avec le postulat ressassé de l’« absurdité des frontières africaines », il n’en demeure pas moins qu’il existe des frontières pour le moins paradoxales du point de vue géographique. Ainsi pour ce fleuve dont les méandres oscillent de part et d’autre de la frontière entre l’Ouganda et la Tanzanie (Henri Médard). Ce fleuve marquait sans doute une frontière ancienne, que les autorités coloniales ont simplifiée en suivant la droite ligne d’un parallèle. Tracé en principe provisoire, dont on ne pensait pas qu’il serait viable, ne serait-ce que parce que certains tributaires du roi Ba-Ganda se retrouvaient en terre « étrangère ». On a songé, après la fin de la Grande Guerre, à adopter un tracé qui suivrait le cours du fleuve, avant d’y renoncer : certaines des populations installées sur la concavité de tel ou tel méandre auraient dû changer d’appartenance. Et les habitants ont fini en gros par accepter ce tracé rectiligne, qui avait du reste l’avantage de faciliter la contrebande. Sauf peut-être au cours des années 1940, ce tracé n’a pas été contesté jusqu’à ce que Idi Amine Dada occupe un méandre tanzanien, avec pour résultat que les Tanzaniens ont envahi l’Ouganda.
Comme la discussion le fait apparaître, ce cas illustre plusieurs thèmes. Cette frontière était sans doute absurde, ou du moins artificielle, mais les frontières le sont toujours plus ou moins ; et, si artificielles qu’elles soient, elles composent avec des réalités déjà existantes (Pierre Boilley, Claire Médard). À sa manière simpliste, la frontière entre l’Ouganda et la Tanzanie tenait un certain compte du cours du fleuve. Dans d’autres cas, les « réalités existantes » sont les mouvements des populations (voir infra) ; ou bien tel chef rétif qu’on préfère laisser au-delà de la frontière (Camille Lefebvre). Ceci étant, même là où le tracé d’une frontière compose avec des réalités antérieures, il peut en changer le sens, figer des dynamiques (Pierre Simon-Wier), ou en créer de nouvelles (voir infra).
Frontières créatrices de réalités sociales ?
Les faits de contrebande brièvement évoqués à propos du cas précédent montrent combien, du seul fait de leur existence, des frontières peuvent susciter des phénomènes sociaux de diverses sortes (c’est la frontière qui fait le contrebandier…). Pensons, par exemple, aux populations qui ont acquis de l’influence du seul fait qu’elles étaient sur des marges, ou sur des fronts pionniers, tels les Baoulé de la Côte d’Ivoire, que cette influence acquise aux marges a mis en mesure de s’imposer à la tête du pays lors de l’indépendance (Jean Schmitz). À l’inverse, les frontières, ou les marges, peuvent être le réceptacle de processus prenant leur origine au centre de l’État : princes cadets qui vont s’installer sur les marges (Henri Médard) [ou princes aînés chez les Mossi du Burkina-Faso !] ; marges utilisées comme lieu de refuge par des dissidents ou des cadets en rupture de ban (Jean Schmitz) ; catégories sociales que leur position institutionnelle met en mesure de s’installer sur des fronts pionniers (Claire Médard).
Cette notion de front pionnier apparaît d’ailleurs dans plusieurs interventions. Il y a là un « fait frontalier » qui, si j’ai bien compris ces diverses interventions, paraît mériter une attention spécifique. Ainsi de ces populations qui, reculant devant l’avancée du défrichage agricole, se réfugient en forêt – dissidence de fait que l’État tolère d’abord avant d’exiger qu’il y soit mis fin (Claire Médard). Ainsi, également, de ces zones tampons sur les pourtours du fleuve Sénégal. Dès avant l’arrivée des Français, elles ont été progressivement colonisées par des populations musulmanes, et cette colonisation se poursuit aujourd’hui vers le sud au détriment de Peuls ou de groupes forestiers (Jean Schmitz).
On voit dans tout cela qu’il n’est pas seulement question de lignes frontalières, mais de zones, de marges, d’espaces frontaliers, de fronts en mouvement. Ce qui signifie que nous aurons à réfléchir sur notre vocabulaire et à discuter de la « représentation » des frontières (Simon Imbert-Vier, Pierre Boilley).
Flux transfrontaliers
La frontière, on l’a vu, peut créer des dynamiques imprévues. On retrouve cela dans le fait que les frontières coloniales ont paradoxalement pu favoriser des flux migratoires (Daouda Gary). Moyennant certaines contraintes (laissez-passer, etc.), des Malinkés, des Soninkés, des Bambaras, des Dogons ont pu quitter leur région d’origine, et parfois s’installer au-delà de l’AOF. Le phénomène s’est également produit en Afrique anglophone, et ce d’autant plus que les Anglais étaient moins tracassiers et trouvaient leur intérêt à ces mouvements de main-d’œuvre. Le phénomène ne s’est pas totalement inversé après les indépendances car les réseaux constitués sont restés actifs (Soninkés installés au Zaïre, vivant de l’exploitation des ressources diamantaires ; de la même manière, il y a encore des « colonies » maliennes en République centre-africaine).
Dans un ordre d’idée un peu différent, on peut évoquer le cas de la rive nord du Sénégal (Jean Schmitz). Les Haalpular’an qui l’avaient désertée au XVIIIe siècle pour fuir les razzias maures l’ont réoccupée dès que les principautés maures eurent été soumises par les Français (en oubliant du reste qu’il s’agissait autrefois d’une zone refuge pour des cadets en rupture ; voir supra).
La question se pose ensuite de l’exhaustivité du champ que nous voulons couvrir. Du champ thématique d’une part, du champ géographique d’autre part (Pierre Boilley). Si l’exhaustivité géographique ne paraît guère accessible, il est tout de même observé que l’Afrique australe est regrettablement absente dans notre cercle, ce à quoi il faudrait peut-être remédier (Claire Médard). Sur ce point, l’idée prévaut qu’il faudrait couvrir une superficie aussi large que possible, quitte à ne pas atteindre le même niveau de précision partout. Cette question sur le degré d’exhaustivité que nous souhaitons obtenir fait venir le débat sur la cartographie.
L’aspect cartographique, qui fait partie de notre programme, pousse assurément à une certaine exhaustivité (Camille Lefebvre, Henri Médard). Mais la constitution de cartes suppose de gros moyens techniques, et une compétence spécifique (Jean Schmitz), surtout si nous prétendons les réaliser à grande échelle ; de plus, construire des cartes, c’est-à-dire tracer des lignes, va à l’encontre de ce que notre discussion thématique a fait apparaître, à savoir que les frontières sont plus des zones, des marches, que des lignes (Claire Médard).
L’idée finit par prévaloir que, l’exhaustivité en matière cartographique étant utopique, il faudra bien faire un choix, et, au moins sur quelques zones et à propos de certains thèmes, produire de bonnes cartes. Pensons par exemple à la frontière (intérieure) entre la région de Kidal et celle de Ménaka, où, les administrateurs, après avoir envisagé d’assigner leurs administrés nomades à résidence, ont finalement dû se résigner à laisser les frontières évoluer selon les mouvements des populations – pratique qui a eu des conséquences même après la colonisation (Pierre Boilley). Pour des raisons semblables, les administrateurs de Djibouti ont parfois envisagé d’administrer non des territoires mais des populations (Simon Imbert-Vier). Voilà donc des cas où un travail de cartographie s’impose. Mais la cartographie n’a pas à être notre objectif premier (d’autant plus qu’une autre ANR se consacre au thème) : à chacun de voir si le cas qu’il étudie exige un effort particulier en matière de cartographie (Claire Médard).
La cartographie pose cependant deux autres problèmes : tout d’abord, de très mauvais atlas circulent sur l’Afrique, notamment sur l’Afrique pré-coloniale, en particulier lorsqu’il est question de la traite, où les travaux sont le fait de spécialistes des Antilles qui connaissent peu l’Afrique (Camille Lefebvre, Henri Médard). La réponse apportée à la question de savoir si nous devons nous assigner un devoir de vulgarisation (Jean Schmitz) est plutôt positive, avec des nuances : vulgarisation à l’occasion, mais sans volonté d’exhaustivité.
Ensuite, prenons garde que, au-delà des informations que ses concepteurs veulent faire figurer dans une carte, l’image peut par elle-même produire des effets de sens subreptices (Jean Schmitz). Songeons à ces travaux sur les flux migratoires de l’Afrique vers l’Europe, où l’aspect même de la carte porte un message indu. Quelle que soit la part que nous ferons à la fabrication de cartes, il faudra donc lui adjoindre une réflexion sur les effets sémiologiques de la cartographie.
Érudition ou non ?
Ce détour par la cartographie nous a fait nous attarder sur la mouvance des frontières intérieures, Jean Schmitz fait remarquer que la documentation archivistique sur ces affaires de « cantons » ou de « cercles » est océanique. Est-il utile de se perdre dans l’érudition et dans la recollection indéfinie de ce type de pratique ? Là encore, la réponse qui prévaut est positive avec mesure : lorsque l’illustration de certains thèmes (mouvance des frontières ou autre) impose l’étude d’un cas, conduisons cette étude avec toute l’érudition nécessaire (Pierre Boilley).
Il est prévu que le séminaire interne fera alterner des études de cas et des débats théoriques. Dans l’immédiat, il est enjoint à tous de lire et méditer les ouvrages de Nugent, Kopytoff et Foucher.